Le leçon de chant.
C’était au temps d’avant, d’avant l’informatique, les téléphones portables, l’internet, l’iPod, l’iPhone, l’iPad. C’était avant la mondialisation, la globalisation, la médiatisation, avant la prise de pouvoir de l’économie sur l’humain.
C’était cependant il n’y a pas si longtemps, à une époque où les enfants trouvaient l’aventure au coin de la rue ou à l’orée du village. L’imagination, alors, remplaçait avantageusement les possessions matérielles. Avec un simple opinel, on taillait dans les écorces de pin récoltées après l’élagage d’arbres fraîchement abattus des navires insubmersibles qui dévalaient les ruisseaux à fend la bise. De les voir disparaître dans les tourbillons nous faisait beugler de plaisir. En ce temps, la télévision n’offrait pas encore de séduisantes couleurs et seul un triste camaïeu de gris glissait derrière la vitre bombée de l’écran. Deux chaînes seulement se partageaient les programmes et ceux-ci ne commençait qu’en début de soirée pour se terminer aux alentours de 22h30. Le mercredi faisait exception, l’après-midi étant réservé, pendant deux heures, aux enfants. Le mardi, jour de relâche, donnait aux membres de la famille l’occasion de passer la veillée à jouer ensemble.
Bref, il en allait ainsi en 1960 et je ne sus jamais pour quelle obscure raison mes parents décidèrent, cette année-là, de me placer en internat. Je devais y rester cinq ans et demi !
Pas de chance : Figurez-vous que l’internat catholique dans lequel on m’envoya était une institution fermée où régnait une discipline militaire, accompagnée d’un régime alimentaire spartiate. Les immenses dortoirs, d’environ quatre-vingts lits aussi accueillants que des cercueils rangés comme les touches noires d’un piano, recueillaient, la nuit venue, les enfants que l’ennui du cocon familial rendait parfois pleurnichards. Dehors, les murs d’enceinte étaient surmontés de hauts grillages quadrillant l’horizon à la manière de bas résille sur les jambes diaphanes d’une jolie femme.
Les horaires étaient stricts. Diable, il ne fallait pas se laisser submerger par la horde des pensionnaires débordants d’énergie que nous étions ! Donc, le matin, diane à 6h30 dans un silence aussi glacial que l’eau des robinets avec laquelle nous devions nous laver. Puis, messe et petit-déjeuner, toujours en silence. Enfin, dix minutes avant d’entrer en classe et seulement après avoir fait notre lit au carré, nous pouvions parler et nous ébrouer un peu. Nous avions sept heures de cours par jour, rythmées par quelques récréations. Après le goûter s’y ajoutaient deux petites heures d’étude, réservées d’abord aux devoirs et ensuite à la lecture pour ceux qui disposaient encore d’un peu de temps. La collation du soir terminée, un bref moment récréatif nous était accordé, puis la sonnerie stridente qui cadençait notre quotidien résonnait et, en silence, nous regagnions nos dortoirs respectifs. Gare à celui qui parlait ! Le jeudi après-midi, histoire de nous fatiguer un peu, nous avions droit à une longue promenade obligatoire. Ainsi se déroulaient nos semaines, ponctuées, par-ci par-là, de punitions pas toujours justifiées.
Dans cet univers carcéral, les professeurs, les surveillants et même les bonnes sœurs qui composaient la cohorte de nos gardiens montraient un air sévère, teinté d’austérité et de rigidité, comme pour mieux asseoir leur autorité. Leurs mains pouvaient être lestes si, d’aventure, un élève contrecarrait les directives. Parfois un éducateur, parmi les moins vieux ou alors un peu plus naïf que ses pairs, se montrait, pour un instant, chaleureux et daignait partager avec nous un éclat de rire. Mais c’était rare ! Lors du temps libre, les élèves, en provenance de toute la Romandie, se retrouvaient par affinités régionales, sportives, ou bien par âge. Les groupes formés en début d’année ne variaient pas. Inutile de vouloir s’immiscer dans l’un d’eux en cours de scolarité, l’essaim était aussi hermétique qu’une loge maçonnique ! Les quelques moineaux – dont je faisais partie – qui n’avaient pas trouvé de nid, étaient livrés à eux-mêmes durant toute la période scolaire. En vérité, cette situation ne me déplaisait pas. Ce microcosme, avec son système hiérarchique, ses combats internes, ses mesquineries, ses jalousies et parfois aussi ses amitiés, reflétait à l’envi le monde extérieur.
Ce fut durant une leçon de chant du deuxième semestre de la seconde année que se produisit l’évènement : Celle-là se déroulait sous les combles, dans la vaste salle du troisième étage, vide comme un œuf gobé, et dont le plancher délavé craquait sous les pas. Ce cours réunissait les enfants par tranches de tessiture. Ce jour-là, nous devions être une cinquantaine de soprani face à notre professeur de chant, le père Favre – prêtre de son état – qui faisait aussi office d’infirmier de l’établissement. Cet homme, à la soixantaine dégarnie, portait perpétuellement une large blouse grise flottant sur son corps trop sec comme une voile affalée contre contre le mât d’un navire. Il nous dirigeait d’une main de fer et à la baguette… au sens littéral du terme, car les verges qui s’abattaient sur les postérieurs de ceux qui osaient rigoler, bavarder, chanter faux ou même faire semblant provenaient directement des platanes du préau. Chose piquante, les élèves devaient eux-mêmes ramasser les branchages lors de l’élagage automnal desdits arbres. Je dois souligner ici l’excellente qualité de ces badines. Mes fesses s’en souviennent encore lorsque j’y repense !
Or donc lors de cette fameuse leçon, un vent de fronde flottait dans l’air. Une sorte de fièvre nous habitait et malgré les menaces de sanctions de plus en plus précises de notre professeur, nous ne nous calmions pas. En fait, l’énervement du père Favre alimentait notre chahut : Plus il tempêtait, plus nous rigolions. À cause de son exaspération, son visage, d’habitude d’un blanc crayeux, avait viré au rose, puis au rouge, avant de devenir brusquement violet. Son souffle saccadé se fit court. Soudain, on le vit déboutonner fébrilement le col étroit de sa chemise, puis s’agripper au clavier de l’harmonium. Avec lenteur, ses longues jambes d’échassier se plièrent comme un cric qui se referme et il se retrouva étendu sur le plancher rugueux. Interloqués, les élèves s’étaient figés. Alors, dans un silence sépulcral, on entendit le maître murmurer :
- Vite, vite, allez chercher de l’aide…
Toute la chorale resta d’abord pétrifiée, puis des chuchotements circulèrent dans les rangs. On aurait dit des pépiements de moineaux, cachés dans un buisson d’acacias, découvrant un matou à l’affût. Finalement, ces petits cris étouffés cessèrent, un silence opaque s’installa… mais personne ne bougea !
Durant un temps indéfinissable, nous scrutâmes sans broncher ce long pantin suffoquant comme un poisson hors de l’eau, les yeux grands ouverts vers le plafond lamé. Certains avaient le regard qui voyageait alternativement de l’enseignant à la baguette de platane posée sur l’harmonium, juste à côté du métronome. Un sentiment de timide revanche les habitait. Puis un gosse du premier rang, plus peureux ou plus responsable que les autres, commença à crier qu’il fallait aller chercher du secours. Alors ce fut la débandade !
Le père Favre reprit ses cours de chant trois semaines plus tard. Il avait retrouvé son teint pâlot, mais quelque chose avait tout de même changé : Il était plus doux, moins braillard. Les badines restaient enfermées au fond de l’armoire. Mais, malheureusement pour nos fesses, à la fin du semestre, notre chef d’orchestre avait retrouvé l’entière maîtrise de sa baguette.
Gavroche